Cathédrales

de Chartres à Paris

De Chartres, au bord du Labyrinthe ..

Machinalement, je levai la tête et suivis des yeux les dessins des voûtes, comme pour m’assurer qu’elles étaient encore là. Je venais du Musée où j’avais aperçu le tableau représentant la cathédrale en feu. Tous les incendies se représentent presque de la même façon. On voit la force des flammes à leur hauteur, leur souffle à l’inclinaison que leur confère le peintre, lui-même inspiré par le souvenir d’une réalité extra-ordinaire, inconcevable dans le fil du quotidien mais pourtant bien là, un jour, ce jour où tout changea. Assise en bordure du Labyrinthe, je repensai à ce jour, le jour où Notre Dame de Paris brûla, elle aussi. Un jour comme les autres, un soir calme et anodin comme les autres. J’étais à Paris et sortis de mon travail vers 21 h 15. Quelques sirènes malgré tout auraient pu m’alerter. Mais je les attribuai à quelque accident banal, sans approfondir, sans chercher ni désirer chercher plus ample explication. Au pire, je le verrai le lendemain matin, en écoutant les informations. Pour le moment, tout est calme. Personne dans les rues. La température printanière est douce et je parcours le trajet jusque chez moi non sans un embryon de crainte ou plutôt d’interrogation – et si c’était plus grave que ça ? – et de légèreté ou de déni – non, tout est calme, tout va bien -. Une fois arrivée, je prends mon temps avant de presser le bouton de la télévision. Tour des infos. Rien qui attire spécialement mon attention. Si ce n’est quelque chose qui se passe à Paris. Je me demande avec rage ce que j’ai encore loupé car, à surfer entre les chaînes, j’aperçois des grappes de gens agglutinés sur le pont Neuf, le regard tendu vers un objectif, un spectacle qui semble étonnant à leurs yeux. Peu à peu, la réalité se fait jour dans cette nuit si claire. Des personnes prient, chantent, a capella ou accompagnées de guitare. Il est autour de 23 h 30 et le récit de l’incendie se reconstitue, par lambeaux. J’apprends ainsi que l’on ne sait pas comment cela a commencé, que les voûtes sont éventrées, la flèche tombée. Je la vois en replay bondir avant de chuter dans une gerbe d’étincelles. Les flammes sont immenses et s’élèvent très haut dans le ciel rouge lui aussi. J’ai l’impression bizarre de planer, à la lisière entre rêve et réalité, cauchemar indicible, rare, sans commencement ni fin. Mon estomac me ramène au présent, à ma vie. Je suis vivante. J’en profite. 
 

A corps rassasié, cerveau ressuscité.  Et esprit pacifié. Mais sidéré. Que s’est-il passé ? Pourquoi ? Comment ? Les questions fusent. Sans réponse. Dans ma tête comme sur les antennes. Je cherche désespérément des explications. En vain. Il ne me reste que l’évidence, une espèce de plaie béante engloutissant questions et réponses pour ne renvoyer que le goût, le parfum, le spectacle du néant devenu image. Rien à faire. Rien à dire.   

La télévision me saoule. Les souvenirs affluent. Notre Dame de Paris ! J’ai mis énormément de temps avant d’y entrer. Elle n’était qu’extérieur. Et ce négatif, contrairement à l’expression, ne l’est pas pour moi. Il n’y avait pas d’intérieur à Notre Dame. Son apparence externe accaparait toute représentation, se suffisait à elle toute seule pour signifier la magnificence et la grandeur. J’avais vu ces films. L’un avec Antony Quinn-Quasimodo vouant son amour désespéré à Gina Lolobrigida-Esméralda. L’autre, Paris brûle-t-il ? avec la guerre et ses mitrailles, ses blessés et ses vainqueurs, instaurant à coups de transgressions une autre hiérarchie qui s’est aussi enlisée que les précédentes. Je l’avais vue toute noire. Un statut aussi définitif que celui des vieilles dames en noir de mon enfance.

J’appris avec les années ce qu’était le deuil et sa couleur symbolique dans notre pays.  

Puis un jour, quelques années plus tard, au détour d’une promenade découverte de Paris pour des membres de la famille venus d’ailleurs, elle m’apparut blanchie, clarifiée, encore plus belle et plus majestueuse que jamais. Le noir n’était plus que la crasse envolée, nettoyée. On parlait alors très peu de pollution, qui n’était pas encore devenue la bête noire de notre société. Mais elle commençait à peser son poids. 
 

Puis vînt le soir où je me suis promenée sur les berges de Seine et au pied de Notre Dame au bras d’un ami. Enlacés par moments, jusqu’à l’accomplissement  naturel du geste. Un de mes meilleurs souvenirs. Notre Dame, alors, est devenue plus que Notre-Dame. Plus qu’une amie, plus qu’une autorité. Un être, une entité revêtue d’un peu tous les pouvoirs, et surtout de beaucoup d’amour. Celui qui ne dure pas mais qui reste, implanté à jamais dans mes viscères, ma chair, mon esprit, moi. 
Ainsi Notre-Dame a-t-elle nourri tout mon imaginaire enfantin puis ado- et adu-lescent. Elle était le remède à toute détresse, la force spirituelle qui fait tenir face à un chagrin qui dure depuis Mathusalem ou qui console la pipelette que l’on abrite à certains moments mais qui n’intéresse personne. On pourrait presque dire qu’elle était tout pour moi. A quelques nuances près que je conserverai sous silence.
  

Alors, le Labyrinthe sous les yeux,  je pris une feuille de papier et commençai par inscrire – dernier réflexe d’un monde qui n’était plus – « à Notre Dame ». Mais aussi peut-être première pierre d’un nouveau monde, conquis pas à pas au fil de la vie, celui qui, cahin-caha, avec ses « hue dia ! », ses « stop là ! » et ses « hop là ! » nous fait plus matures.

 

... à Notre Dame de Paris 
 

Madame 

Un an déjà ! Lundi soir 15 Avril 2019, dans l’incendie qui vous a endommagée, quelque chose de vous s’est effondré – en apparence ! – Votre flèche, propulsée par la force des flammes, est venue se déposer dans la nef, votre cœur.

Cette flèche qu’on dit symbole de magnificence, perfection, élan - vers le ciel, vers la foi, vers Dieu – véhicule aussi autre chose. Certes, un « plus » : plus de foi, de savoir, de connaissance, d’efforts, de réussite, de … L’énumération peut être sans fin et varier selon son auteur. 

Mais ce « plus » n’est qu’un regroupement supposé des attributs que métaphoriquement nous avons accolés à cet objet qu’est une flèche de cathédrale. En tant qu’êtres humains, dotés d’un cortex permettant des opérations d’abstraction, nous sommes, dans les cadres de nos possibles, capables de faire la différence entre l’image ou l’objet support et les valeurs qu’on lui donne à porter.  

Aussi, Madame, soyez assurée que, même si cette flèche, partie prenante de votre édifice, est tombée, les images de force, d’élan et de magnificence qu’elle pouvait véhiculer et qui irradiaient votre architecture, demeurent intactes et vous restent attribuées.  

Cependant, elle pouvait aussi avoir pris sens de cette puissance, devenue parfois toute-puissance,  initialement attribuée aux dieux antiques puis à Dieu. Toute-puissance que nous, les humains, aurions bien naïvement aimé nous attribuer, au-delà des limites que nous assigne notre condition. 

Actuellement, un an après votre incendie, la vie sur notre planète connaît un moment difficile. Entre autres, l’apparition d’un organisme invisible, de taille microscopique, bouscule tous les acquis, fonctionnements, projets, certitudes, erreurs et talents de l’humanité. Transposés en allégorie, cette flèche atterrie en plein cœur d’une cathédrale en feu et les bouleversements occasionnés par « le virus » pourraient-ils nous signifier ou confirmer que nous avons à inventer et construire un autre avenir, fondé sur les réalités des assises du vivant sur terre ? La reconstruction d’une nouvelle flèche pourrait-elle tout aussi symboliquement le prendre en compte ?

Je vous prie de croire, Madame, à l’expression de mon espérance et de ma respectueuse considération. »