Aux quatre coins des mondes ....

                               ...  en passant par Chartres

                                  

                                                                       Atelier « écritures et itinéraires »

Recueil de textes écrits en atelier

 

 

Chartres 2021 - 2022

 

Sommaire

Préface

 « Nous n'aimons pas assez la joie » Martine

Les mots – Caroline

Sur la route du Vieux Sauvaire – Patricia

Stravolgimento – Caroline

Allegro pour un nez rouge – Christine

Sophie et Ibrahim au Musée : retour sur le futur - Co-rédaction

9131 kilomètres – Caroline

 

Préface

Ici, le Soleil a rendez-vous avec la Lune, à visage éclairé, car la Lumière en fête finit par tomber sur les épaules de la journée et … tout peut arriver ! Nos imaginaires se laissent emporter au fil des figures,  loin dans la nuit des temps. Ainsi va la vie, transfigurée chaque été par les magiciens complices de la fée Electricité. 

Ces héros de l’ombre, révélateurs de l’histoire, de ses traces portées par les murs, les rues, les porches, les jardins … se glissent ainsi dans nos écrits par des chemins cachés.

Inutile alors de se voiler la face. Mais plutôt faire face aux questions multiples que la vie nous  impose.

Les jeux de l’écriture, avec et sans contrainte, nous obligent à creuser, chercher la formule originale, en tous cas qui respectera la consigne en abondant autant que faire se peut la cohérence et le sens du corps de texte. Au détour de ces chemins de rédaction, les « écrivants » que nous sommes peuvent découvrir et faire moisson d’idées, associations, tournures à reprendre pour le simple plaisir d’écrire ou s’atteler à une tâche plus ardue.

 

                                                                                          "Nous n'aimons pas assez la joie"

(Apollinaire - La tête étoilée- Calligrammes)

 

A force de tourner les pages, de parcourir les sites présentant leur biographie, je les ai agacés, ils en ont eu assez, ils sont partis. De la salle d'écriture du Musée aux murs pourpres ornés de beaux tableaux, un peu glaciale en hiver, ils se sont échappés. Ils se sont glissés dans la salle à l'italienne couleur albâtre, près du piano à queue, sur l'estrade revêtue de grenat. Ils se sourient. Depuis le temps qu'ils voulaient se rencontrer pour bavarder un peu ! L'occasion fait les larrons. 

Stefan

Subtilement vêtu, raffiné, esthète souriant, 

Traducteur humaniste du monde d'hier, 

Écrivain mélomane à l’œil mélancolique, 

Fraternel, aimable démocrate au port fier, 

Autrichien, Européen, il fut le juif cosmopolite, 

Nié dans son art par le nazisme montant, 

 

Zélé destructeur usant de l'autodafé, 

Walpurgis Nacht des temps nouveaux.

 Exilé, séparé des siens et de ses amitiés 

Illustre pacifiste se voulant étranger aux 

Guerres fratricides, au Brésil, il s'en est allé.

 

Ludwig

L'Appassionata, la Pathétique, deux sonates, 

Un opéra, Fidelio, l'Héroïque, la Pastorale, 

Des concertos et quatuors, la Missa Solemnis, 

Wien acclama cet allemand, virtuose pianiste 

Infirme à 30 ans, très vite atteint de surdité 

Grâce à qui la musique connut la modernité. 

Visionnaire, ardent au travail, mais bon vivant, 

Amoureux souventes fois, bourru, parfois souriant 

Naguère instrumentiste, puis compositeur adulé, 

Belle histoire de résilience, défiant son destin, 

En un sursaut vital, il lutta pour l'humanité 

Et son existence durant fit que l'art servit 

Toujours la liberté. Le puissant créateur, d'aspect 

Hirsute à l'occasion, nommé le Maure pour son teint,

Ou l'Espagnol, signe alors sa dernière symphonie. 

Vouant une immense admiration à son génie 

Épousant son idéal de généreuse fraternité 

Notre écrivain ce soir marche vers lui, enfin

Pour la première fois, les voici face à face, de part et d'autre du piano à queue. Les cent années qui les séparent sont abolies. Beethoven joue l'Hymne à la joie. Zweig fredonne. Ils se reconnaissent. Si si do ré ré do si la sol sol la si si la la... 

 

- Silence! J'aime ce silence nocturne. "La pause aussi fait partie de la musique" dit l'écrivain

- si mélomane. Ainsi ce soir, Stefan Zweig retrouve son ami vénéré Ludwig van Beethoven.

- Dormez les amis, dormez les artistes, peintres et sculpteurs en ce musée, dit le compositeur.

- Rêvons à nos anciens élans de paix, de liberté, de fraternité, et puis d'humanité, dit l'auteur.

- Rémanences du "Monde d'hier", celui de ma jeunesse, de Vienne aux dômes, cafés et théâtres.

- Dorée est la frise du Palais de la Sécession, dédiée par Gustav Klimt à mon génie musicien.

- Silence ! Le silence exalte la joie chorale de ma dernière symphonie. Quatrième mouvement.

- La première mesure, presto, timbales, cuivres, cordes et bois, puis les sons du baryton

- soliste. Sa voix puissante annonce l'ode de Friedrich Schiller, "O joie, divine étincelle" !

- Solo basso, alto solo, tenore solo, répète Beethoven dans sa nuit sourde en ré mineur.

- La soprano alors, puis la basse reprennent, le chœur du Final exulte de bonheur, allegro.

- Si puissante est ton œuvre, Ludwig, que ses tous derniers accents résonnent encore au monde.

- Si lentement passa le temps sur notre Vieux Continent avant d'élire ton hymne mythique.

- La patrie de mon cœur, l'Europe d'avant, déchirée par deux guerres, ne connaissait pas encore

- l'avenir. Nous deux, Européens d'hier, célébrons aujourd'hui son esprit, et perpétuons sa culture.

Un moment de grâce ! Comme un songe. Et puis très vite, traversant les couloirs nus, ils retournèrent sagement à leur place, dans l'Encyclopédie Universalis.

                                                                                                                               Martine

      

Les mots

Charmeurs, ils caressent le cœur. Venimeux, ils l’empoisonnent.

Piquants, cruels, amoureux, sensuels, mortels, ils sont caméléon, s’adaptent à toute situation et créent la confusion.

Se travestissent, jouent, se cachent, s’incrustent, embellissent à souhait.

Armes redoutables, terribles guerriers. 

Alliés des amoureux, ils coulent à flot, restent en suspens, s’invitent dans l’oreille tendue.

Serviteurs des grandes causes, ils sortent le grand jeu, se font puissants, persuadent, attaquent l’incertitude.

Visiteurs de rêves, ils se mélangent, forment des amas improbables, inventent une autre signification au monde, vident la réalité de son sens.

Au conditionnel imparfait, ils sont des synonymes en instance.

Compagnons de route, ils se taisent ou envahissent l’esprit, criant plus fort que le voisin pour se faire remarquer. Ils font et défont les idées du pèlerin, de l’écrivain ou du gamin.

Pléonasmes à la silhouette tortueuse, métaphores égarées dans les labyrinthes des esprits, dystopies utopiques…

Jouez ! Dansez ! Chantez les mots ! Nous vous attraperons, petits papillons.

                                                                                                                          Caroline       

 

Sur la route du Vieux Sauvaire

Lentement la vieille coccinelle décapotable, au confort minimal sinon rudimentaire, avale les lacets de la route qui mène au Relais du Vieux Sauvaire. Le restaurant surplombe Bormes les Mimosas. La vue sur mer est époustouflante, à en donner le vertige. 

France Inter diffuse en sourdine ‘Les mains d’or’ de Lavilliers. Juliette dans un geste réflexe monte le son, cette chanson, elle ne sait pourquoi, l’émeut particulièrement. Celle-ci lui évoque peut-être ses grands-pères disparus, leurs récits emplis de fierté, celle du temps où ils travaillaient, petits artisans du quotidien aux gestes précis sûrs et essentiels, abattants de rudes tâches dans des conditions difficiles.

 Juliette reste silencieuse un moment, perdue dans ses pensées. Un coup de klaxon la tire de sa rêverie. Que s’est-il passé ? Après tout elle s’en moque. 

- « Tu sais, il me semble qu’il y a fort peu de chansons qui évoquent le travail manuel, le geste des ouvriers, la précision de l’artisan. L’amour, la haine, les tourments de l’artiste, parfois des banalités, tout cela semble digne d’intérêt mais pas l’ouvrage des prolétaires.

Dans les romans par exemple de Zola, ou plus récemment de Mordillat entre autres le labeur des travailleurs donne lieu à des descriptions, des analyses, c’est vrai. 

Mais ce labeur est peu chanté, peu représenté en peinture ou en sculpture. 

Cela me fait penser à cette visite flash aux Beaux-Arts, sur le geste et la posture. Souviens-toi nous y sommes allées ensemble. » 

Sans attendre la réponse d’Emma Juliette se tait soudain et commence à concevoir un article qu’elle aimerait publier sur son blog car le sujet lui tient à cœur. En substance elle pointerait le fait que les gestes, les postures mis en avant dans l’art pictural et sculptural relèvent très souvent du spirituel, du charnel, rendent compte de la joie d’être ensemble, de la tristesse d’une séparation que l’on devine, de la violence barbare sur des corps martyrisés, de la douleur d’un vieillard perclus de goutte, de la béatitude, de la tendresse d’une mère pour son enfant. 

Tel peintre aura rendu la délicatesse d’une main qui tient une pomme dans laquelle une jeune fille au visage poupin va mordre, tel autre la sensualité d’une étreinte passionnée. Dans d’autres œuvres le corps met en lumière « un monde et sa pensée » comme dans Le penseur de Rodin, ou le Désespéré de Courbet. 

Emma quant à elle reste concentrée sur les dernières courbes qui mènent au relais, néanmoins sa pensée semble suivre celle de Juliette, il existe entre elles une forme de synchronicité des émotions.

Elle déclare en écho : 

- « Tu as raison, on représente plus volontiers les paysans, les marchands, voire les esclaves, que les artisans ou les ouvriers. En fait si, il y a une toile que nous avions particulièrement aimée quand nous sommes allées à Orsay ensemble, tu sais celle avec des ouvriers qui poncent un parquet. » 

- « Ah oui, celui de Caillebotte, « les Raboteurs de parquet ». Je me souviens que nous avions été touchées par cette singularité qui capte à la fois la lumière de la pièce mais surtout les gestes précis et les expressions de ces raboteurs. » 

Juliette reconstitue le tableau dans sa tête et replonge dans la rédaction de son article. 

« Le tableau de Caillebotte raconte un monde particulier, celui du travail. Il est tout à la fois empreint d’humanité et de sensualité avec ces hommes torse nu. Il a une puissance d’évocation quasi photographique, celle d’un instantané : trois hommes saisis dans leur labeur. Il joue par petites touches évocatrices sur le contraste entre le cadre, un appartement bourgeois avec ses boiseries, ses dorures et son balcon tout en volutes de fer forgé et les détails qui appartiennent aux travailleurs, les outils, les vêtements en tas, la bouteille de vin, éléments qui donnent de la force à cette représentation et qui permettent de donner de la chair à la scène ». 

 

Juliette s’extirpe de ses pensées et soupire, repensant une dernière fois à ses grands-pères. 

En effet Emma vient de garer la voiture à l’ombre des grands pins dans le parking du relais. Il est temps de profiter du lieu et du moment. 

Emma et Juliette se dirigent d’un pas décidé vers la table qui les attend, celle qu’Emma a exigée lors de la réservation : la petite un peu à l’écart et qui propose le plus beau point de vue sur Bormes-les-Mimosas.

- « C’est une journée allegro vivace » s’amuse Juliette. Elle anticipe la félicité gustative que le bar en croute de sel et la tarte fine aux pommes du Vieux Sauvaire lui procure à chaque visite. 

Mais la chaleur quasi caniculaire qui règne depuis trois jours sur la région calme ses ardeurs alors elle éclate de rire tout en s’asseyant et murmure : 

- « Avec cette température on va se calmer sur le vivace et garder l’allegro ».

                                                                                                                                 Patricia   

 

Stravolgimento

Lentement, Giulia de Parolis arpentait l’allée du jardin des Evêchés. Elle était arrivée hier soir par le vol de 17h, avait atterri à Roissy-Charles de Gaulle pour finir à Chartres au coucher du soleil. Après un long moment à contempler la majestueuse Notre Dame de Chartres, elle avait rejoint son hôtel à pied et avait passé une nuit paisible et sans rêves. Personne ne savait qu’elle se trouvait en France. Tous pensaient qu’elle était partie faire un voyage d’études à Florence. Elle ne voulait pas rendre de comptes et avoir à fournir des explications qu’elle-même peinait à trouver.

Originaire de Nettuno, au Sud de Rome, née d’une mère française et d’un père italien, elle arrivait à un tournant de sa vie qui s’emplissait de questions au fur et à mesure que les années passaient. Elevée dans la religion chrétienne et le culte marial, chers à ses compatriotes, elle avait brusquement éprouvé le besoin de quitter les ruelles de son enfance, de s’éloigner de sa chère mer, de mettre de la distance entre elle et sa famille, qu’elle chérissait par-dessus tout. Elle ne comprenait pas pourquoi car son existence avait toujours été sans nuages : une enfance heureuse faite de rires et de jeux dans les rues avec les amis du quartier, des parents protecteurs, des frères aimants quoiqu’un peu taquins, une scolarité exemplaire. Il arrivait que son père l’emmène le vendredi soir à bord du Nettuno, le bateau de pêche familial. Pêcheur de père en fils, ils entretenaient avec la mer une relation charnelle mêlant le respect et la peur. Deux fois par an, elle, ses parents et ses deux frères partaient en France visiter les cousins avec lesquels s’étaient créés des liens forts. Sa vie avait jusqu’ici la douceur sucrée des gelati et la saveur piccante de la pasta all’arabiata. Un matin, son cœur si plein d’entrain habituellement s’était empli d’interrogations et de doutes à lui donner le vertige.

Lors de leur dernier séjour en France, chez sa tante, elle était tombée par hasard sur un flyer annonçant l’exposition « Figures mariales ». La Vierge avait toujours reçu en prière ses peines et ses joies. Telle une confidente, une amie spirituelle. L’idée avait fait son chemin et elle était partie sur un coup de tête la veille de l’exposition, comme si les réponses à ses questions se trouvaient là-bas, au cœur des jardins de l’Evêché, au pied de la Cathédrale. 

Les effluves d’un mimosa envahirent brièvement l’air, donnant un brin de nostalgie à Giulia, qui pensa à son pays et à ses proches. Elle regretta ses cachotteries. Elle déambulait parmi les photographies de Vierges hautes de deux mètres : la Pietà de Michel-Ange, Notre Dame de Rocamadour, célèbre vierge noire, et sa voisine, Notre Dame de Fátima et ses statues pèlerines…. L’Assomption de Rubens était aussi représentée : à l’opposé de l’art minimal prôné dans le monde de l’art aujourd’hui, Giulia admirait la finesse des drapées, la beauté des clair-obscur, l’expression des visages, le mouvement créé par les lignes. Au contact des œuvres photographiées, elle se trouvait dans son élément et reprit contenance.

Perdue dans ses pensées artistiques et toute à ses émotions, elle entendit le son d’un violon, très léger, s’affirmant. Surprise, elle nota la gaieté dans les notes et reconnut rapidement Le Printemps de Vivaldi, le premier mouvement : Allegro.                          

                                                                                                                                                                                                   Caroline

 

Allegro pour un nez rouge

Maalouf se retrouvait devant ce musée qui lui était si cher. Il y avait découvert une miniature d’un pouce – donc minuscule – qui figurait un visage semblable à celui de ses ancêtres et de lui-même,celui d’un homme noir. Il s’y retrouvait donc un peu comme chez lui.

Il passait là pour se rendre dans une famille et animer un goûter. Il tenait en mains le seul outil de travail qui lui semblât utile : un nez rouge de clown. En fait, c’était plus qu’un outil : une arme, un talisman, un repère, une source de fierté. En flânant, il avait constaté le désarroi d’un enfant lorsque un de ses frères lui avait annoncé la disparition de cette même statuette qu’il venait voir lui aussi.

Il se retrouva à côté de lui et leurs regards se croisèrent. Une étincelle de sympathie les relia. Alors il s’accroupit pour être à sa hauteur et lui parla.

« Moi aussi, je venais voir cette statuette. Quelqu’un qui nous ressemble ! » L’enfant ne dit rien mais se détendit. Maalouf reprit. « Pour moi, c’est mon grand-père ! C’est un homme comme moi. Ou je suis comme lui. Il me reproduit ou je le reproduis. Je ne sais pas. Mais il n’existe plus. Il est en pierre et pas en chair ». Et il mit son nez rouge. Et se composa un visage heureux, le sourire au coin des lèvres, puis triste, bouche et regard tout chagrinés. « Tu vois, avec ce petit ballon rouge sur le nez, je ne suis plus moi, mais un autre, noir aussi. Notre ancêtre, il peut vivre aussi en moi. Etre heureux et malheureux. Et vivre !  Ainsi il ne nous quitte pas. Tu comprends ? »

L’enfant acquiesçait en souriant. 

L’homme noir enleva le nez rouge de son visage et le montra à l’enfant. « Tu veux le porter, toi aussi ? » L’enfant sourit et d’un mouvement de tête dit oui.

Et le nez rouge passa dans ses mains.

Lentement il s’en saisit, le manipula maladroitement, le mis sur son nez et l’enleva, le regarda, et brusquement, sans un mot, détala comme un lapin. Maalouf, planté là, muet d’étonnement, ne savait plus où se mettre. Qu’avait-il dit ? Que s’était-il passé dans ce petit cerveau en plein développement ? Qu’avait-il compris ? Il en éprouvait presque un vertige et regardait non sans crainte les parents de l’enfant. Le père se rendit compte du trouble de Maalouf et le rassura immédiatement. 

- Ne vous inquiétez pas. Il est très indépendant et nous laisse là sans prévenir. C’est fréquent. Nous nous sommes habitués maintenant. 

Sa mère, qui suivait la conversation d’une oreille et tenait le compte des passants spectateurs d’un œil, confirma doucement, presque douloureusement, une pointe de culpabilité dans l’expression charnelle de son corps et de son regard. Maalouf respira. Le père poursuivit en se rapprochant de   lui :

- Merci de lui avoir parlé ainsi. Il en avait besoin. 

Il n’eût pas le temps d’en dire plus et Maalouf en resta sur une nouvelle interrogation. Que se passait-il  dans cette famille ?

Le père fût interrompu par l’arrivée toute essoufflée du petit garçon, rayonnant.

- On l’a retrouvée !

- Quoi ? dit le père, avec un brin d’agacement.

- La tête !

- Quelle tête ?

- Celle … celle du monsieur !

En souriant, Maalouf précisa sous la forme interrogative : la statuette, la tête de notre ancêtre ?

- Oui ! Et je l’ai vue. Elle était dans les mains d’un Monsieur qui dirige le Musée. Il m’a dit que c’était une erreur de la part d’un dessinateur venu pour la reproduire sous différentes formes. Mais lorsqu’il l’a remise dans la vitrine, il croyait que c’était sur une autre étagère avec plein d’autres figurines. C’est pour ça qu’on ne la trouvait pas. Mais quelqu’un l’a réclamée, le Monsieur qui dirige l’a su. Il est venu voir et l’a trouvée. Il m’a montré les dessins. Y en a des beaux. Y en a des bizarres, avec toutes sortes de couleurs.

Soudain, le petit garçon s’arrêta de parler. Il manifesta de la timidité en regardant du côté du Musée. Toutes les personnes regroupées autour de l’enfant et sa famille tournèrent en même temps la tête dans cette direction. Ils virent un homme jeune, à la peau claire et aux cheveux noirs, ondulés un peu comme la figurine de « l’ancêtre », se diriger vers eux, des papiers à la main.

Il s’adressa directement au père de l’enfant.

- C’est votre fils ? 

- Oui

- Il a dû vous raconter que nous avons réalisé quelques croquis de cette belle figurine. J’ai pu constater que vos deux fils lui étaient fort attachés. Aussi je viens vous apporter des copies des quelques maquettes que nous testons en ce moment pour la future exposition. Celle-ci avait attiré notre attention  et nous avons remarqué l’intérêt qu’elle a suscité auprès du public. Je vous en donne donc 3 exemplaires, un pour chacun de vos fils et un pour leurs parents. Et j’en ai apporté un de plus pour vous, Monsieur. Car j’ai pu observer que ce n’est pas la première fois que vous venez à notre musée et que chaque fois, vous allez la voir et si vous ne la trouvez pas, vous demandez où elle se trouve. 

Et il s’en alla presque furtivement, sans attendre des remerciements plus élaborés que « Merci Monsieur ! ».

Maalouf reçut la sienne avec joie et gratitude. Il ne s’y attendait pas du tout et se trouvait bien heureux d’être ainsi invité à participer à la destinée de cet ancêtre, qui, bien que d’adoption dans le réel et le symbole, avait pris beaucoup d’importance dans sa vie. Et avoir à en répondre devant des tiers renforçait son statut social et même, peut-être, spirituel, intérieur. Il n’aurait su dire en quoi et pour quoi. Mais c’était ainsi. Il se sentit plus fort devant les autres, mieux reconnu comme être humain, noir et heureux de l’être. Un vrai coup de chance 

Pendant ce temps, l’enfant avait posé sur son visage le nez rouge et était monté sur le banc tout proche. Il montrait au public les dessins qui venaient de lui être remis.

« Regardez ! La statuette, c’est celle de notre ancêtre ! Il est beau ! Il a été sorcier et a eu plein de superpouvoirs ! Il était le plus fort de sa tribu et nous a toujours protégés. Maintenant il repose en Afrique, sur sa terre, auprès des siens, qui continuent à l’honorer. Et ici, moi et les miens, nous continuons à parler de lui. Voyez son portrait ! … »

Il s’était ainsi constitué un petit auditoire de dix, quinze personnes.   

Les parents étaient légèrement embarrassés mais accompagnaient leur fils dans sa joie. Maalouf commença à taper dans ses mains et des applaudissements venant de divers endroits de la place vinrent saluer le discours du troubadour en herbes. 

Celui-ci enleva son nez rouge, le posa sur un de ses index et le fit ainsi tourner au bout de son bras tendu en alternant avec sa bouche, les mimiques du sourire et de la tristesse. 

Dans un dernier élan du bras vers le ciel, il prononça en criant avec force et joie : « C’est la vie ! ». Ainsi, de cette histoire, se joua l’allegro.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              Christine

 Sophie et Ibrahim au Musée : retour sur le futur

La vie est une aventure incertaine où l'on se risque à plusieurs. A chaque étape, on choisit avec  qui s'embarquer et quel chemin prendre. Elle réunit pour un temps des êtres qui ne savent pas toujours où ils vont dans la multitude des possibles, ni qui ils vont rencontrer. Ainsi en est-il  de Sophie et d'Ibrahim.

Au jardin de l’Évêché ce jour-là, le roucoulement des pigeons diffuse  de la douceur et invite au bonheur. La vie renaît après l'épidémie. Ce lieu paisible, comme empreint d'éternité, s'anime au quotidien de maintes rencontres, éphémères ou durables, superficielles ou intenses. Depuis quelques jours, les visiteurs affluent car le Musée rend hommage à ses trésors océaniens. Des pièces rares issues d'un don privé sont exposées, traces ethnographiques d'artisanat local. Figurent  parmi elles des sculptures des îles néo-calédoniennes de la Loyauté, ces statuettes magiques en pierre de l'île Lifou, joyaux kanaks, mais aussi des figures tiki en basalte des îles Marquises. Sophie et Ibrahim font partie du public qui se presse et ils se croisent sans se voir. Ils ne se connaissent pas. Ibrahim estengagé dans la protection des arts premiers, et Sophie, amoureuse des voyages lointains, est-en mal d'évasion.

A la sortie du musée, Ibrahim,  à l'écart sur un banc, contemple de son promontoire le panorama de la ville. Grand, une légère barbe agrémentée de fils d'argent, vêtu de jeans et d'une veste en lin bleu lavande, il porte de fines lunettes. Il aime bien s'asseoir ici pour réfléchir et écouter le silence. Avec le confinement, il a connu une nouvelle fois les changements.  Pour contrer l'ennui et  l'immobilisme de la pandémie, il a dévoré la littérature, fait un peu de philosophie, et régulièrement le point sur sa vie. Par hasard, sa réflexion s'est orientée vers le jeu, espace de liberté et de création, au détour d'une citation de Schiller : "L'homme n'est pleinement homme que là où il joue". Son esprit, en vagabondant, s'est ouvert à de  nouvelles  aspirations.

De son côtéSophie, à deux pas, a rejoint un petit groupe. Quelques jeunes ont extrait des harmonicas de leurs étuis et jouent l'introduction de "Love, love me do", succès des Beatles. Ibrahim, également musicien et mélomane éclectiquecurieux, vient les rejoindre et les accompagne mentalement. Ses doigts égrainent joyeusement les arpèges sur sa guitare imaginaire tandis qu'ils entament le répertoire de Bob Dylan. Le jeu, c'est aussi interpréter ensemble une partition. La complicité circule, la connivence s'installe. Des visiteurs s'attroupent. Sophie marque le rythme de son pied et esquisse discrètement quelques pas de danse. Une heure plus tard, les jeunes s'échappent vers d'autres aventures, tout comme les spectateurs. C'est la fin du concert improvisé. Chacun reprend sa route.

C'est après ce va-et-vient, à distance du brouhaha urbain, que le destin jette Ibrahim et Sophie dans les bras l'un de l'autre. La quarantaine aimable, vintage et colorée, elle est infirmière de son état, sympathisante dès l'origine du "Rire Médecin" et fait le pitre à toute heure. Elle promène toujours un nez écarlate au fond de sa poche. Plutôt comique que mélomane, un brin mélancolique aujourd’hui, côtoyant la maladie dans les hôpitaux le jour et fréquentant les scènes le soir, elle peut être tour à tour burlesque, ridicule ou émouvante. Chacun est à ses songes quand ils se percutent à la porte de la cathédrale où ils sont venus se mettre entre parenthèses, se recueillir, en quelque sorte se retrouver. Sophie, pourtant rodée aux procédures hospitalières, est sortie par l’entrée, son nez de clown dans la main droite. Ibrahim, qui ne suit pas toujours les règles établies, qui vit plutôt en dilettante, est entré par l’entrée. Ironie du sort ! Ibrahim aperçoit le regard gris-bleu de Sophie, tel un ciel menaçant de soir d’orage. Elle fulmine, peste, gronde, tempête. L'Auguste a disparu, reste une jeune femme sombre et sérieuse. Elle ramasse et ajuste ce prolongement d'elle-même, par habitude. Un coquelicot vient fleurir sur son visage. Tiens, elle aussi apprécie les clowneries se dit Ibrahim. Il chantonne, pour la rassurer, l’air des Beatles de tout à l'heure "Love, love me do". Elle se compose une face chagrinée, sourire à l’envers, puis dessine un sourire lumineux quand elle croise les pupilles d'obsidienne de cet homme à la peau sombre et ensoleillée dont le regard noir et malicieux scintille parfois d'éclairs dorés. Ils s'éloignent tous les deux en chantant à l'unisson, chacun au côté de cet autre qui lui ressemble. "You are beautiful", fredonne Ibrahim sur la mélodie de  James Blunt...

D'abord sur le tertre de la Poissonnerie, assis à une table en forme d'échiquier, puis au café Serpente, ils échangent sur eux-mêmes, avec le sentiment de s'être connus dans une autre vie. Des bribes de souvenirs resurgissent. C'était à Paris, dans un autre café où, voisins de table, ils avaient été témoins d'un incident. Le malaise d'un homme avait suscité soudain l'effervescence. Dans la panique, un coffret rouge carmin dissimulé sous la cape de sa compagne avait roulé au sol avant de s'ouvrir, laissant s'échapper un collier de perles et une pierre rose orangé. C'est un saphir Padparadsha d'environ six carats, originaire du Sri Lanka, avait annoncé calmement cet Africain inconnu aux policiers accompagnant les pompiers. La scène invraisemblable, remisée dans la mémoire de Sophie, était pourtant restée indélébile. Ayant naguère séjourné en France pour y faire ses études d'ingénieur, Ibrahim était retourné en Afrique travailler pour des investisseurs miniers. Après l'expérience des métaux précieux et des pierres, se reconvertir comme expert gemmologue, fonction plus confidentielle, plus feutrée, l'amena à voyager dans le monde entier. Il est revenu ici pour faire une pause. Ils se reconnaissent.

La rencontre brutale d'Ibrahim et Sophie à la cathédrale, petit miracle en ce lieu sacré, fut le début d'une grande passion. Deux ans après leur collision, ils prirent un billet aller pour les îles Marquises. Ils emportaient dans leurs bagages une statue tiki janiforme en basalte, empruntée aux réserves du Musée, ce dont personne ne s'aperçut immédiatement. Quand ce fut le cas, la prescription de l'action publique s'appliquait et l'action civile était peu justifiable. Un humble musée de l'île d'Hiva Oa s'enorgueillit depuis lors d'un joyau du 19ème siècle dans sa collection, une statue  constituée de deux tikis dos à dos, scellés par la tête et par les fesses, la fusion des deux éléments illustrant la filiation ou  l'alliance de deux êtres.

Ce dernier texte (Sophie et Ibrahim … ) a été co-rédigé selon les modalités suivantes :

Chacune a produit ses textes et est partie prenante de celui-ci. Patricia nous a aidées pour les grandes lignes de localisation des temps du récit.

Dans la chronologie de leur rédaction, à partir de la proposition co-construite selon le choix d’animation, les textes se sont enrichis d’exotisme, de malice, de romantisme et d’apports documentés des unes et des autres. 

En l’état actuel, signent :

  • Martine
  • Caroline
  • Christine

9131 kilomètres

La terrible nudité du désert polaire sud chilien étincelait à travers le hublot de l’avion. Un émerveillement pour Maia qui arrivait tout droit de Dunedin. 

Jean-Sébastien Bach avait su une nouvelle fois apaiser le flot incessant de ses pensées durant les 12 heures de vol. Les yeux plongés dans le bleu océanique, des îles accrochaient parfois son regard, telles de petites verrues vertes perdues au milieu du Pacifique. 

Etudiante en master de science, à l’université d’Otago, la plus vieille université de Nouvelle-Zélande, située sur l’Ile du Sud, elle mesurait sa chance de faire partie de la trentaine d’étudiants sélectionnés pour travailler sur le programme Winds of Change. S’appuyant sur un réseau bilatéral d’échanges et de collaboration entre le Chili et la Nouvelle-Zélande, deux voisins éloignés par dix-mille kilomètres d’océan mais partageant des risques similaires liés au changement climatique futur. Ce programme permettrait à la jeune femme de réfléchir avec des universitaires et potentiels collègues de renom sur des stratégies durables et d’organiser un symposium concernant cette problématique.

Et c’est dans le cadre de son cursus que Maia avait fait la connaissance de Consuela, Coco pour les intimes, devenue sa grande amie, étudiant la géologie à l’université de Concepción, au Chili. Des milliers de kilomètres les séparaient mais grâce aux outils numériques, elles étaient à portée de clic l’une de l’autre.

Brune à la peau caramélisée par le soleil, l’une puisait ses origines dans le peuple indien mapuche. Tandis que les tâches de rousseur et le blond vénitien de l’autre témoignaient de ses racines irlandaises. Ses ancêtres avaient fui la Grande Famine du 19ème siècle comme 2 millions de leurs compatriotes et la diaspora les avait conduits à troquer la pauvreté et les vaches Kerry contre de grands espaces verdoyants et des moutons Romney.

Maia sortit son mémo, qui ne la quittait jamais, de son sac à dos et nota ses impressions. Mettre des mots sur ses émotions l’amenait à mieux gérer sa très grande sensibilité, compagne parfois encombrante.

Une fois l’avion atterri sur le tarmac gelé d’Ushuaia, en Terre de Feu, elle put enfin se dégourdir les jambes, emmitouflée dans sa parka fourrée. Habituée aux rigueurs des hivers néo-zélandais, le froid ne la dérangeait pas. Contrairement à Coco, issue de la région nord du Chili au climat désertique…

- « Atchoum ! AAAHHH…. Satané blizzard ! J’ai déjà perdu la première couche de mon épiderme avec ce froid ! », Entendit Maia derrière elle.

- Coco ! s’exclama la jeune femme. Elle tomba dans les bras de son amie frigorifiée, perdue sous une multitude de couches de vêtements. 

- « Tu n’as peut-être pas les réserves lipidiques du phoque mais tu sembles avoir autant de mal à te déplacer qu’eux avec tout ton attirail ! » railla-t-elle

- La Palice en aurait dit autant… marmonna Coco

Les taquineries étaient monnaie courante entre les deux amies dont l’amitié était en germes.

                                                                                                                                                            Caroline
 

Postface

Modalités de fonctionnement (résumé)

Chaque séance se passe en trois temps, à vivre en souplesse :

  • Brouillons de mots, exercices oulipiens (avec contraintes puis échanges concernant les textes produits) pour la mise en plume
  • Lectures d’auteurs édités pour le plaisir de la rencontre
  • Travail autour de consignes et stimuli divers (sans contrainte - écriture libre) puis lectures de fragments de ses écrits pour le plaisir des échanges.

Afin de remercier le Musée et l’association des amis du Musée des Beaux-arts de Chartres de nous héberger, il a été convenu que le Musée serait systématiquement cité dans la rédaction de  l’un des deux textes proposés dans les consignes, ne serait-ce que sous la forme d’une simple citation. Souvent, le Musée devient presque un personnage, si ce n’est le cadre d’une intrique ou d’un questionnement.

La photo a été réalisée par Christine Breitenstein.                                                 

At-ecri. – Christine Breitenstein –– 28000 Chartres –

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